mardi 10 février 2015

AF185 - 10 février : life is good

Ici et là, tout libre que nous soyons de gagner nos vies,
bien ou mal, trop ou pas assez, chacun cherche, certains trouvent, paraît-il. Voire parviennent à subvenir.
C'est l'échelle de nécessité.

L'échelle de valeur, pour sa part, est sans rapport au réel. Elle est une extrapolation de nos égos mis bout à bout, bouts flaccides mais indénombrables, échelle divergente des fortunes contemporaines.

En matière de valeur et de biens, le libre arbitre n'est pas de mise. Tout contraint, tous forcés d'acquérir tout et plus, tant et bien, bien que mal, et plus si affinité.



Ainsi va-t-on, libres et contraints, d'autant plus contraints qu'on use de l'illusion de liberté. Ainsi de la liberté d'aller pousser des carrioles en fond de mine. D'autant moins libre qu'on va profond. D'autant plus contraint qu'on ose pas. D'autant plus idiot qu'on ne parvient pas à jeter cette paire de chaussure, qui pourrait servir, un jour, si on voulait. Un jour, si on pourrait. A s'échapper, peut-être ?

L'instant suivant, l'homme contraint va joyeusement pousser d'autres carrioles dans les allées d'un supermercado d'Amérique du Sud. Mais ça, c'est déjà une histoire ancienne. Bonnes affaires d'une année révolue.

Mettre les chaussures.
Partir loin, s'arrêter bien.
Trouver le trou de souris.
S'y blottir puis y aller d'une petite apnée, les yeux fermés. Voilà peut-être l'apanage du déporté volontaire : un autre trou dans le sol, une cachette où même les appels tonitruants du haut-parleur ne me parviendraient plus.
Attention – attention. All personnel
vessel is entering the five hundred meter zone
hot work or open flame are no longer permitted

La cachette, comme l'arrêt, aurait pu être n'importe où ailleurs, dans n'importe lequel de ces vides que ménage l'existence. Mais ce jour là, dans ce lieu ci : pourquoi pas ? Il était donc ce café, il y avait donc une ville. Tout autour. Ténue scintillation de la lumière. Voilà : le mode décorrélé, superbe, et la foule des inconnus.
Ici et là. Tous libres.



Chassé le brouillard d'illusions nauséabondes, toute notion de liberté abolie, apparaît l'idée de bonheur. Life is good, dit la réclame. Good surtout pour l'acheteur de ce truc là, l’acquéreur de ce machin-ci. Est-ce une blague ? Comme tout le reste, c'en est une.

Tournevis, marteau. On verra bien.
Tous bien démontés le truc et le machin qui clamaient haut et fort taisent enfin leurs promesses d'absolu. De leurs entrailles fumantes l’œil mécanique révèle quelques jolis assemblages. Au centre de chacune des machines deux éléments incongrus, l'alpha et l'oméga, portent le secret de l’hégémonie technologique. En petit caractères sur le flanc de l'un : LIFE. Gravé finement à la surface de l'autre : GOOD.
Comme il se fait un peu tard, je pousse toutes ces bricoles de la surface de la table. A la poubelle, l'enchantement ! Bien futé le mec qui saurait en rassembler les morceaux.



Ainsi du mode décorrélé. Tout est là, rien à sa place.
Sinon la tête, sur l'oreiller.
Tout good. Life rien. Is - is - is, par boite de douze. Pléthore de lundis comme un rosaire. Un mur entier de dimanches à suçoter, tu veux, dis ? Je t'en prête un ?

Un jour, après avoir bien usé la contrainte de liberté, un avion me propulse dans son corollaire obligatoire. L'acquisition à outrance, c'est pas de la tarte. Le pas lourd, la tête basse, vaincu d'avance par l'ampleur des malls de cette ville, j'avise un truc fabuleux. Lourd et fragile, à s'en péter les vertèbres. Un reflet de l'âme, j'ai cru. A coup de légère fluorescence violette des composants, la promesse d'un ailleurs, d'un meilleur.

Chargé de ce truc, marcher devint improbable.
Prendre le métro, une gageure. Un bus nous porte en soufflant jusque Chungking Mansion.
Arrivé là, un vieil indien me fournit le sac de voyage adapté. Pas cher, en toile. Sans roulette. Un détail, la roulette. Mais aussi une économie qui méritera d'être regrettée. Ces économies, ces détails, ces transports qui tous ensemble forment le récit, le fond de trame, petit bouillon à peine suffisant pour un risotto, cependant forme jolie, et voilà. Le sac se ferme, le sac s'épaule.

Ne restent plus que 10 000 km avant le point final. Long comme un retour, long retour à la vie... A chaque pas un petit craquement, à chaque craquement une vertèbre tirait sa révérence, échappait à la colonne infernale. J'ai bien ramassé les premières mais ce furent vite trop d'os, pas assez de main, que faire de tout ça ? Tout bricolage s'avère vain ! Continuer, rien que ça, pas moins que ça, voilà.



Les petites inutiles dispersées le long du tropique forment le pointillé du retour, c'est déjà une perspective, un autre départ !

Au matin suivant il restait l'homme, oh, pauvre homme, pauvre reste. Au milieu des petits fragments de la personne que sont la joie, la vie et le précieux paquet impondérable, ne brillait plus que la fatigue. Toute cette charge infinie charge, et au bout du corridor : la frontière.

Saluons la frontière.
Pas le paillasson, pas la ceinture périphérique. La seule vraie frontière, vraie du retour, pleine d'hommes pleins d'yeux pleins d'instincts, chacun observant au travers de nous, moi, tous les autres, et des sacs, surtout des sacs!, surtout des sacs en toile de Chungking Mansion, regard amusé, déjà, par l'angle bizarre de la colonne, et l'air de dire,
ah, bienvenue, libre ou contraint,
avez-vous fait un good voyage ?

___
Est-ce parce qu'aujourd'hui la lumière est différente ? 
Est-ce parce qu'il n'y a pas plus de neige aujourd'hui qu'hier ? 
Est-ce parce que quelque chose a changé ou est-ce parce que rien ne change ?

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