samedi 28 juin 2014

AF0085 - 28 juin : tour du monde en jetlag

Il y a perdre et se perdre.
Perdre et se perdre sont jumeaux craniopages, ils n'ont jamais été séparés. Sont dans la vie comme dans l'avion, le train, le bateau. Assis debout couchés, toujours réunis. 
Pour perdre il y a des lieux qui sont mieux que d'autres.
Ici par exemple, et maintenant. Ou encore ce coin où le citoyen toujours obligé s'incline sans jamais sourire, rapporte diligemment tous les biens perdus. Mieux, l'administration en charge de l'ordre et du retour à la due propriété développe de petits robots qui ramasseront bientôt derrière chaque citoyen toute trace de l'existence. Ce sera propre.
Perdre et se perdre au Japon, impossible, sans doute, et pourtant. Il aurait fallu essayer encore et encore.

Pour se perdre c'est égal, tout lieu vaut n'importe quel autre.
Sur une avenue downtown de cette ville, ou une autre. Là, tout un pan du monde est venu s'échouer à faire fortune, cependant même cet échec est tout mieux, tout plus grand qu'ailleurs.
Pour se perdre il convient de dissocier et diluer. Donner un peu de rien à tout le monde, être partout vite fait, nulle part bien fait. C'est très simple. Suffit d'échouer avant d'essayer.
Essayons : le dialogue ? Pas de dialogue. La main. La bouche. Ni l'un ni l'autre. Rien, et un peu moins.

Essayons encore.
Comme juillet approche, le jumeau inséparable tombe en schizophrénie récursive – chaque pensée se perd en mille échos et l'idée, l'intention, pfff, il n'y a plus rien.
Alors comme mille fois ils ont dit et répété que sabbat et tour du monde sont inséparables, la mille et unième fois fut pour perdre et se perdre, entièrement. Pendant l'opération les deux y sont restés et le monde a continué de tourner.

Puis au réveil, oh!, quel réveil!
Comme après une opération ou une naissance, le premier réveil est un drame. Les paupières comme des jumeaux adhésifs. A l'onsen deux femmes dédiées y vont de toutes leurs forces et tirent, l'une l'une et l'autre l'autre, cependant que la vapeur brûlante, mieux que tout, réussit à vaincre l'adhésif.

Les paupières écartées, une rue, je marche.
C'en est une bien particulière. De virage en virage elle se conforme si étrangement que le passant prend toujours le soleil à plein. Pas un coin d'ombre. Pas un coin. Et de courbe en courbe il pleut bientôt et carrément. Plus de soleil. Ni d'ombre. La rue s'ébroue au contact des gouttes, la voilà rectiligne et privée de tout abris.

Clignant des yeux, je mange.
...Et m'endors, immédiatement après un festin de chirashi. Collé à la chaise au comptoir au restaurant, envahi des pensées du poisson ingéré, prisonnier comme Jonas du poisson lui-même interné dans l'estomac voyageur. Le rêve s'élève en boucles, puis s'enfuit soudain au raclement de la dernière chaise du tout dernier voisin. Restaurant vide et regard inquiet du maître sushi. Les voyages ultra-marins sont toujours trop lents, trop longs, trop lointains.
Celui-ci s'achève soudain et je ne sais plus ni même dans quel pays je suis.

Le sommeil continuait de fuir et à l'origine de ce départ il n'y avait plus une nuit de repos qui vaille, plus un instant d'éveil diurne avéré.
Alors ? Dans un semi-coma ce fut l'envol, dormant grognant ronflant tant et plus. Chaque avion faisait disparaître le jour au mitant et tapait des roues pour me réveiller à l'aube, à une autre aube, dans un ailleurs. Plié, vrillé, rangé en quatre, arrive la ville, une autre ville. Dormant encore, assis sur un banc. K-O debout après chaque repas. Nouvelle ville, autre matin, mais le corps ! Attention, le corps !

Surprise - à l'apogée de cette envolée l'équipage distribuait des jours gratuits. Du 1A au 68L chaque PAX s'est trouvé gratifié d'un répit, félicité abondamment. Cris, rires, applaudissements, on s'embrassait, on échangeait un jour pour l'autre, un tiens un mien, ne sachant trop quoi faire du cadeau. Un jour de sursis. Complètement libre, tout bien vide et vierge. Devant ce temps enrayé mon voisin de coude semblait bien perdu, tout catatonique.    
En secret j'étais ravi de voir s'éloigner toutes les dates fatidiques. J'en aurais bien chipé quelques autres, gagné un jour de sommeil, repoussé la date la plus tangible, celle imminente de mon asservissement volontaire. 

Alors. As-tu fait le tour du monde ?
Non, mais délaissant un instant tout mouvement j'ai vu le monde tourner sans moi. Sans plus travail ni amour, le monde m'a entourné et chaque jour rajoutant une boucle, m'a tricoté avec les aiguilles de l'horloge un filet de mots presque aussi insensé qu'inutile.

A la fin n'avait plus d'importance. Pas de fin.
Ni perdre, ni s'être perdu, juste laisser filer maille après maille, comme l'autre qui avait coincé un bout de son pull à la station précédente.

A la fin, c'est fini fini : perdre et se perdre sont séparés.
Tout bien rendu et terminé, fini et parachevé, où sont les rêves ?
Sisi, tous ceux-là qu'après une semaine de trip cataleptique l'esprit tenait pour dû. Rêve d'un retour ultime à aucun autre semblable. Deux jours de danse sur l'asphalte, des retrouvailles comme si on allait se perdre à jamais, étreintes d'apoplectiques, l'œil dans l'œil, corps embrassés et la ville vibrerait de chaleur.

Mais voilà.
La pluie et le bruit mou des messages sans écho. Gardant le fil coûte que coûte j'ai balayé la table de tous ses artifices. Posé en son centre une bouteille de Clairin, certain du pouvoir des effluves haïtiennes.
Faudrait que ça marche. Une fois.
Que les larmes ne soient que d'alcool et joie pure, bord du verre et coin de l'œil.
Comme le niveau descendait, et rien, j'ai vérifié l'étiquette : produit en Haïti. Continué de boire, d'écrire, et croire.
Alors au retour du soleil, j'ai couché ce qui restait, cul de bouteille et le fat miens.
Effacé l'ardoise des désirs
porté le reste dans la colonne suivante
descendu ma main et là sans plus d'énergie pour rien, sans avoir le temps de réaliser, déjà, je dormais, enfin.

___
Si j'osais, si j'osais vraiment, si j'avais moins de peur et davantage de force, on ne passerait pas par les histoires, le roman, la nouvelle, on n'aurait pas besoin de ces détours et méandres charnus, on ne raconterait rien et le blanc monterait sur la page jusqu'à la noyer de silence ; on ferait ça, on serait à l'os de l'étymologie, dans le poème des choses nues et révélées, le vent, les arbres, le ciel, les nuages, la rivière, les odeurs, le feu, la nuit, les saisons. Il s'agirait de restituer un monde, de le donner à voir, mais aussi à entendre, écouter, deviner, humer, flairer, sentir, goûter, toucher,embrasser, à pleins bras, de toute sa peau, page à page, pas à pas, comme on marche, et ma place serait là, dans la rumination lente du verbe.

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