vendredi 21 juin 2013

AF1535 - 21 juin : Satyagraha

Mais si mais si ! Aussi tangible que soit la réalité. Même si tu crois que non, surtout quand tu crois que non, solide sur tes jambes, deux pieds bien armés dans une bassine de ciment. Un désir, une idée, un coup d'oeil... Souvent un rien suffit, alors l'élan t'emporte. A chacun le sien, et tous une direction distincte. C'est comme ça qu'un jour nos élans nous dispersent...


Un moment tu es là
L'élan de cette soirée avait des échos symphoniques. Il y avait elle, moi et tous les gens, subissant par vague des harmoniques bien léchées. Tous symétriques, les auditeurs face à la scène : écoutent.
Oreille gauche, oreille droite, nez au milieu.
Pied gauche, pied droit, pied beau, pied tordu, pieds partout au sol, poilus, vernis, brillants d'infrasons.

Et puis les mains. Les cinq doigts de ce côté-ci allaient, venaient, se baladaient sur sa cuisse à la frange du bas, là où la peau de synthèse cède au corps entier, là où tout vibre comme au plus intime. 
Un coup d'oeil à l'autre main, cette main sans cuisse sans bas sans rien. «T'es un peu de moi quand même», je lui fais, histoire d'être sympa. «Ouais» rétorque-t-elle. «Même que je suis l'authentique, ce qu'il reste de toi sans artifices»... Alors son index déplié a pointé Mark Rosenthal, qu'est là, juste au centre de la scène et chante, s'indigne, se révolte. Ainsi pointé, l'homme, l'objet, l'idée de ma conviction prennent la forme, la force du ténor.
Emporté par l'élan je ferme les yeux. Silence.

Un moment tu es partie
Yeux fermés, tu t'abandonnes. Je t'abandonne. Tous s'abandonnent. Tout cesse, même la musique, même la foule, très vite la foule.

Quant il n'y a plus rien, s'il n'y a plus rien, on retourner à la surface inhaler voir, brûler dans la ville quelques gaz d'échappement. Retrouver l'a-confort des amours parcellaires, s'en jeter une ou l'autre, aimer toujours autant, repartir.


Quant il n'y a plus rien une fois encore, une dernière fois, on aime mieux, on aime plus fort. La dernière fois c'est bien, c'est mieux, tout le monde le dit ! Mais la dernière fois...
Tarée d'ultimité elle est toute décélération, finalité, porteuse d'une dramaturgie outrancière. Qui, après Beethoven, sait bien lancer un dernier mouvement ? Pas moi. Au dernier coup de queue, il sera : zéro heure, zéro zéro !
Cette dernière fois, toute dernière fois : c'est de la merde. Allons, abandonne-toi à ce néant excrémentiel.

Puis rouvrant les yeux lorsque que Mark attaque un «tu-mu-no-bu-dhir / yo mud-bhuk-tuh, su ma pri-yuh», je jurerais voir ses lèvres former d'autres mots. Un truc comme : «Fais-moi un enfant, mon cœur !». Il répète. Un enfant. Un enfant ? Un enfant !
Formidable ! Et ses yeux circonflexes marquent le point d'exclamation. Merde ! Si tout le monde s'y met !
Alors tentant un regard vers la salle on devine foule obscure, pénombre. L'oeil s'habitue et fouille : il y a là des allemands, plusieurs centaines d'allemands, et une voisine. Yeux clos, respiration tranquille, tous dorment ou ronflent ou les deux, sans vergogne, depuis l’introït sans doute, éjectés dans les limbes sans rémission par l'élan du jeu de notes.
Comme l'oeil retourne sur scène, plus personne n'est à son jeu. On a avancé une table où Gandhi bat les cartes. Distribue à Tolstoi, puis au chef d'orchestre, souriant «un petit pocker sans enjeu», cigarette au coin du bec.



Plus du tout là
Au dehors la lumière était baroque.
Il faisait un jour pas comme les autres.
Vous je ne sais pas, moi je ne sais pas, mais presque pas comme les autres, c'est certain. Comme une lumière pâle d'hiver. Un peu fraîche, assez vive. Un peu partout dans l'air dans l'oeil, l'empreinte du sommeil. Goût d'un oreiller serré sur le vide. Obsession d'une icône, yeux encore brûlants de milles images ingurgitées dans le désordre parmi trois cent chaînes, imaginez !

Après l'oeil emporté, trop emportée, ma main quitte ce qu'il reste de fémur glacial alors tout se déplace d'un tenant au sous sol de Reinickendorfer StraBe. Là ce n'est que chaleur sueur et cris. Éléonore trempée, sensuelle, tempête au microphone d'autres paroles sacrées : «The blushing rose will climb / Spring ahead or fall behind / Winter dreams the same dream / Every time». Batterie et basse en soutient, des vibrations comme ça, quelques survivants de l'opéra tournoient en demi-transe.

- Alors tu as erré gare Saint-Lazare, boulevard de l'Opéra, église Saint-Roch. Pris le pont Royal. Parcouru le VIème.
- Oui. Oui. Oui !
- Pris un bus pour Orly ouest.
- Oui !
- Et tu es reparti, sans cesse, sans remords.
- Bin...

Car ce n'était qu'un retour, un rebond, un temps d'inhalation, uuuuuuuuuhf !



A terme la télé les voyages l'ignorance et le système respiratoire te laissent vacant, tout épuisé de désir.
Ou plutôt : vidé, tout désir épuisé. Rendu à zéro, alors il faut chercher une nouvelle cosmogonie, s'inventer des étoiles, un but, un vecteur.

Les nouveaux dieux
On peut se rêver cent fois, se réinventer un talent, rejouer ses guerres, défaire ses défaites, on n'en continue pas moins d'être, heureusement. Malheureusement. Être au présent, chance originelle.
Au terme de cette bagarre de chacun contre tous, le monde se verra offrir mille années de paix absolue. Alors tous voyagerons. Il n'y aura de sédentaires que morts. Le mot hôtel signifiera "maison". La moitié des vivants sera constamment envolée ; l'autre tout juste atterrie ira traînant, se ravitaillant, en long et large des duty free d'aéroport.
Raffinement ultime, certains plus fortunés continueront post mortem à s'envoyer en l'air. Tu verras arriver le voisin de la 15-F porté par trois hôtesses, bien momifié, tout sec. Calme et rab' de plateau repas assurés !
A la marge de cet idéal fait monde camperont quelques réfugiés, survivants des crashs devenus quotidiens. Rares éclopés au sein de notre foule parfaite, allergiques à la saveur du Jet A1, ces rescapés sont notre honte, tristes vestiges terriens...